L’UE lutte-t-elle efficacement pour les droits de ses citoyens ? Dans un rapport publié en mars 2024, l’Institut syndical européen (ETUI) et la Confédération européenne des syndicats (CES) font un constat plutôt réjouissant. “Au cours des cinq dernières années, l’Europe sociale a bénéficié d’un regain d’intérêt qui s’est traduit par des initiatives politiques importantes et attendues depuis longtemps, notamment en matière de salaire minimal, de plateformes de travail et de devoir de vigilance des entreprises”, confirment Esther Lynch, secrétaire générale de la CES et Bart Vanhercke, Directeur du département recherche de l’institut syndical européen (ETUI).
Changement de cap social
“Dans une construction européenne largement axée sur la libre circulation des biens, des services, des personnes et des capitaux, qui a préféré l’élargissement à l’approfondissement, la finalité sociale est souvent passée au second plan. Tant et si bien que, à force d’être régulièrement rattrapés par des difficultés structurelles (désindustrialisation, vieillissement, etc.) ou conjoncturelles (chômage, crise financière, inégalités sociales, etc.), les chefs d’Etat ont ponctuellement été mis en demeure de réaffirmer l’ambition sociale de l’Europe”, écrivait l’économiste Bruno Coquet dans Le Monde le 30 mai 2024 dans une tribune intitulée L’Europe sociale est la grande absente de la campagne européenne.
D’autant que selon la dernière enquête de l’Eurobaromètre, 88 % des citoyens de l’Union affirment que l’Europe sociale est importante pour eux.
L’exemple le plus manifeste de cette dynamique est l’adoption en 2017 du socle européen des droits sociaux, posant les jalons d’avancées à la fois législatives et politiques, et mettant l’accent sur la qualité des emplois, de l’éducation et des services essentiels et sur la prévention des conditions du travail précaires.
“Dans une construction européenne largement axée sur la libre circulation des biens, des services, des personnes et des capitaux, qui a préféré l’élargissement à l’approfondissement, la finalité sociale est souvent passée au second plan.” – Bruno Coquet
Sa mise en œuvre a notamment donné lieu à la directive relative aux salaires minimaux adoptée en octobre 2022. Si elle ne vise pas à imposer un même salaire minimum dans l’UE, elle doit faire converger à la hausse les rémunérations minimales dans tous les pays, dont les niveaux restent à déterminer par les Etats membres.
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Dans tous les cas, le but du texte est de garantir que les rémunérations minimales offrent un niveau de vie digne à celles et ceux qui les perçoivent. Pour cela, la directive exige des Etats membres qu’ils intensifient les négociations collectives sur la fixation des salaires, qu’ils renforcent la capacité de négociation des partenaires sociaux et qu’ils protègent les travailleurs et les organisations engagées dans les discussions. Elle demande aux pays où le taux de couverture des négociations collectives est inférieur à 80 % de préparer un plan d’action pour augmenter celui-ci.
“C’est une vision radicalement différente de celle qui prévalait il y a dix ans”, note Agnieszka Piasna, chercheuse en politiques européennes économiques, de l’emploi et sociales. “Après la crise de 2008, les salaires, la qualité de l’emploi ou encore les négociations collectives étaient perçues comme des coûts et des freins. Cette directive témoigne donc également du changement de discours sur la dimension sociale de l’UE, auparavant dominée par une conception néolibérale des marchés, pesant sur les relations professionnelles et les systèmes sociaux”, poursuit la chercheuse.
Et bien qu’elle doive être transposée par les Etats membres en novembre 2024, l’adoption de cette directive n’est pas seulement symbolique. “Nous observons qu’elle se répercute déjà positivement sur l’évolution à la hausse des salaires minimaux dans plusieurs pays, avant même sa transposition officielle en droit national”, abonde Agnieszka Piasna.
Parmi les autres avancées, la directive relative à l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée (2019) a été la première à donner aux deux parents le droit de prendre des congés pour s’occuper d’un enfant.
En 2023, celle sur la transparence des rémunérations a, quant à elle, permis de réaliser des progrès juridiques substantiels en matière de promotion de l’égalité entre les femmes et les hommes : le texte exige des mesures correctives si l’évaluation révèle des écarts de plus de 5 % et prévoit le droit à une indemnisation pour les travailleurs victimes de discrimination.
Enfin, la proposition de directive sur les travailleurs des plateformes est considérée comme un premier pas vers la réglementation des conditions de travail dans le secteur du numérique, puisqu’elle vise à garantir que les personnes travaillant via des plateformes aient un statut professionnel correctement défini et à corriger le “faux travail indépendant”.
De plus, les employés ne peuvent pas être licenciés sur la base d’une décision prise par un algorithme. “Pendant longtemps, le travail des plateformes a été considéré comme une innovation technologique. Celui-ci est aujourd’hui remis en cause. C’est une avancée pour laquelle se sont beaucoup battus les syndicats et c’est donc un message fort qui est envoyé pour dire qu’aucun type d’emploi ne doit échapper à la régulation”, analyse Piasna.
Plans de relance après la pandémie
Les récentes aspirations sociales de l’UE, portées par la Commission d’Ursula Von Der Leyen, sont apparues nettement dans le contexte de la pandémie de Covid-19. “La politique de relance adoptée face à la crise sanitaire ne s’est pas contentée de suspendre temporairement l’application des règles budgétaires. Elle s’est également appuyée sur des instruments de politique monétaire, sur l’assouplissement des règles en matière d’aides d’Etat et sur des emprunts pour financer une stratégie de relance ambitieuse”, explique Bart Vanhercke, docteur en sciences sociales et directeur du département de recherche à l’ETUI.
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Pour Georg Fischer, ancien directeur aux Affaires sociales à la Commission Européenne, des leçons ont été tirées après la crise financière de 2008. “[Lors de la pandémie] l’UE a mis en place le programme de soutien à l’emploi (Support to mitigate Unemployment Risks in an Emergency, SURE) qui a fourni une assistance financière (de 100 milliards d’euros) aux programmes nationaux de maintien de l’emploi et a ainsi permis aux Etats membres disposant d’une marge de manœuvre budgétaire limitée de financer le maintien des travailleurs sur le marché du travail. Selon le bilan mené par la Commission, ces pays (ainsi que l’UE dans son ensemble) ont enregistré un taux d’emploi plus élevé et un taux de chômage beaucoup plus faible que prévu par rapport au déclin de l’activité économique”, écrit-il.
L’analyse est partagée par Piasna, qui souligne que deux ans seulement ont été nécessaires pour revenir au taux d’emploi en vigueur avant le Covid-19, contre presque dix ans après la crise de 2008. La chercheuse met toutefois en garde. “Les investissements sont indispensables pour poursuivre les progrès sur le plan social et environnemental. Or, beaucoup d’instruments consolident les politiques sociales mais ne garantissent pas légalement qu’il n’y ait pas de changement à l’avenir, lié à des politiques d’austérité ou à la nouvelle commission européenne.”
Enjeux écologiques et sociaux à venir
L’urgence écologique est en première ligne. “En réformant ses règles budgétaires, l’UE perdrait l’occasion d’atteindre un véritable équilibre entre ses objectifs budgétaires, écologiques et sociaux, et augmenterait le risque d’un retour à l’austérité”, estiment les auteurs du rapport annuel Benchmarking Working Europe, publié par l’Institut syndical européen et la Confédération européenne des syndicats. Dans ce contexte, l’ETUI appelle les Etats membres à adopter une fiscalité progressive et l’UE à mettre en place un mécanisme d’investissement pérenne “afin de garantir la capacité des Etats membres à atteindre les objectifs sociaux et écologiques.”
D’autres secteurs ont encore besoin d’attention. C’est le cas des emplois précaires qui touchent en priorité les jeunes non qualifiés, mais aussi les travailleurs immigrés. “Pour ces personnes, on observe une augmentation des risques de pauvreté ces dernières années. Il faut donc faire plus sur l’accès aux emplois de qualité pour les travailleurs immigrés, qu’ils viennent de l’Union européenne ou d’un pays tiers”, confirme Piasna.
Les impératifs sociaux incombant – entre autres – aux syndicats européens ne s’arrêtent pas là. Des efforts sont encore nécessaires pour garantir l’accès au droit à la représentation, surtout pour réduire les écarts entre pays de l’est et de l’ouest ou pour mieux prendre en charge les risques psycho-sociaux.